3. Question de respect
(passé probable)

En roulant sur l’autoroute A13, 35 ans.

« Vous voyez, monsieur, ce qui est important, c’est le respect. Moi je vais vous dire : le client, il fait ce qu’il veut et nous les professionnels de la sécurité, on est payés pour être discrets, mais… mais, mais, mais… il faut du respect.

Par exemple là, monsieur, je vous dis pas le nom, mais enfin quelqu’un de très célèbre, qu’on voit très souvent à la télé, et qui, à la télé a l’air très sympathique, eh bien je l’ai eu un soir comme client. Parfaitement. Moi-même.

Ce soir-là, il arrive alors qu’il est déjà bien tard, il titube dans la rue avec deux filles à moitié nues ou du moins avec des vêtements qui ne cachent rien de leur personnalité, si vous voyez ce que je veux dire. L’animateur célèbre, car il est animateur à la télé, je ne sais pas si je vous l’ai dit, il vomit des trucs marron et verts quasi fluo. Heureusement il gerbe dehors. Même si cela touche un peu les roues avant et les enjoliveurs, c’est pas grave. Bon. Je dis rien, nous les professionnels de la sécurité, nous sommes aussi payés pour fermer nos gueules, hein ? C’est notre métier. Donc je l’aide à monter dans nos voitures et je lui passe des Kleenex et des lingettes à l’eau de Cologne. Pendant qu’il s’installe à l’arrière avec les filles, je sors vite fait et passe un coup de peau de chamois sur la carrosserie.

Nous, on a des Toyota 4 x 4 turbo diesel noirs, vitres fumées, c’est mieux pour la discrétion et ça suffit pour le confort. J’ai pas pris les Mercedes c’est trop voyant.

Donc le client à l’arrière de mon Toyota, au début il ne fait rien de mal. Puis il se met à sniffer de la coke, il fait ce qu’il veut moi je n’ai pas à m’en mêler, mais quand même.

Il est derrière et il s’énerve, et il commence à parler de plus en plus fort, et puis soudain, ça part. Tout en conduisant, j’entends des claques, des coups, des cris. Il commence à tabasser les deux filles. Il tape fort et elles hurlent à l’arrière de mon 4 x 4. Dans les aigus. En plus j’ai un problème d’audition, j’ai une prothèse, monsieur, à cause d’un coup de Kalachnikov qui a claqué trop près de mes oreilles durant une petite guérilla en Afrique, au Burkina-Faso, à l’époque où j’étais para, et les aigus ça me vrille les tympans. Et moi je lui dis qu’il devrait quand même arrêter, qu’il va blesser “ses amies” mais lui, il continue, il ne m’écoute pas. Il les frappe toutes les deux. Il leur écrase à plusieurs reprises le visage contre la vitre blindée double feuilletage (c’est une option mais je la prends systématiquement). Le cartilage qui craque sur le verre ça fait des bruits de gâteaux secs qui s’émiettent. Vous me direz pourquoi elles se défendent pas, mais c’est parce que ces deux filles hein, vous me comprenez, elles sont aussi payées pour ça hein ? Sauf votre respect, ce sont quand même des… « putes », hein ? Et puis bon, le client il me dit qu’il manque de drogue et qu’il doit aller en chercher chez son dealer. Il me dit le nom et l’adresse du dealer. Et il me dit qu’il aura besoin de moi, car l’autre lui en veut pour des affaires “personnelles”. Je ne pose pas de questions (nous les gens de la sécurité on est aussi payés pour notre discrétion), mais je me doute que ça doit être une histoire de femmes ou d’argent de la drogue. Le problème c’est que ce dealer je le connais. Son surnom c’est « Rambo ». Parce qu’il ressemble un peu à Stallone. C’est un type très dangereux, très influent. Un caïd qui vient du Kosovo. Là-bas c’est des durs. La guerre ça les a tous rendus mabouls. J’ai des copains qui sont mercenaires, ils m’en ont parlé, de “Rambo”, parce qu’il était déjà puissant là-bas, un roi du trafic, tous les trafics. On commence par trafiquer des disques, des peignes et des DVD, et après on vend des enfants et des armes, si vous voyez ce que je veux dire.

Alors moi je dis au client, sauf son respect, que je n’ai pas à y aller. Et lui le client célèbre me dit : « OK, je te paye 1 000 ». Moi je réponds que pour 1 000 je veux bien l’amener là-bas, mais qu’il monte tout seul, on n’a pas les flingues et là-haut ils sont probablement armés avec des Uzi. Et les pistolets-mitrailleurs Uzi ça fait des trous comme ça, gros comme des pommes. (Remarquez les Uzi j’aime bien, ça tient dans la poche et c’est pas lourd. Et par rapport à la puissance il a très peu de recul.) Alors le client célèbre (non, désolé, n’insistez pas je ne peux pas vous dire son nom) me dit 1 500. Je lui dis que, OK, je peux faire venir deux gars pour 2 000 et qu’ils pourront apporter des armes, nous on a des automatiques Beretta, mais pour ce prix-là on l’attend juste dans l’escalier et on le couvre en cas de pépin. Moi, je suis un professionnel, je ne veux quand même pas d’ennuis avec la police, vous voyez monsieur. Ils pourraient nous enlever notre licence. Nous sommes une agence de sécurité sérieuse et notre réputation est aussi importante que notre santé économique, vous comprenez. Sans parler que pour nos points retraite, il peut y avoir des problèmes.

Donc le client, célèbre, il me dit qu’il veut qu’on aille avec lui et qu’il est prêt à mettre 2 500. Je lui dis OK, je monte jusqu’à l’étage avec mes deux types et les Beretta (ça fait des trous plus petits mais c’est quand même efficace) mais je ne franchirai pas la porte et on l’attendra en repli. Et puis on ne veut pas être témoins de ce qu’il se passera après. Alors il me dit 3 000 et il commence à tabasser la fille de droite en même temps qu’il discute le prix. Je lui dis qu’il faut qu’il arrête car le sang est en train de tacher ma sellerie cuir vachette pleine peau de mon 4 x 4 Toyota et qu’il faudrait amener la fille à l’hôpital. Il me répond de fermer ma gueule, de me mêler de mes oignons, qu’on n’a qu’à déposer ces “pétasses” dans ce coin de rue et que ça ira très bien. Une vedette, monsieur, de la télé que tout le monde adore. Non je ne peux pas vous dire son nom. Il a même fait la couverture du journal télé. En tenant des enfants sur ses genoux monsieur ! Des enfants ! Et qu’on l’a vu en vacances en maillot avec une actrice célèbre, dans les journaux, et même qu’on croyait qu’ils allaient se marier. Les gens sont naïfs monsieur.

Mais bon, c’est notre métier, donc je m’arrête et on dépose les deux filles dans un coin de rue désert. Elles ne bougeaient plus et elles semblaient dormir. En tout cas il y en a une, peut-être la plus vulgaire des deux, qui ronflait. Ah, elle, question maquillage elle y était allée à la truelle. Son nez était cassé et elle avait beaucoup de marques, mais enfin c’est leur métier à ces filles, hein monsieur, ce sont les risques. Chacun son job. L’autre elle avait du sang partout sur sa minijupe et son chemisier, mais j’en parlerai pas. Le pressing c’est aussi leurs frais professionnels, hein ? D’ailleurs le client célèbre a jeté quelques billets sur elles, pendant qu’elles étaient sonnées. Il avait plusieurs billets de 100 dans son portefeuille et il n’était pas avare. Il faut au moins lui reconnaître cette qualité. Il était même carrément généreux. Pourtant j’étais un peu gêné. Quand même…

Faire ça à des filles sans défense.

Dire que la semaine d’avant, cet animateur célèbre, je l’ai vu en train de pleurer parce que son émission avait pour thème “les femmes battues”. Le monde est cynique, monsieur, je peux vous le dire. Un type qu’on dit “le gendre idéal” avec ses cheveux gominés et son sourire communicatif. Les gens sont naïfs, monsieur. S’ils savaient.

Et puis je me demandais s’il avait d’autres billets ou s’il les balançait tous comme ça d’un coup pour faire son fortiche.

Après on est allés chez le dealer, le fameux Rambo. Quand on approchait et que j’ai vu tous les gars à l’entrée, je lui ai dit qu’en tant que professionnel de la sécurité je pensais que deux gars ça serait pas suffisant, et qu’il faudrait plutôt penser à cinq, vous voyez. Moi je sens ça. C’est mon job et je le connais bien.

Avant je travaillais dans un abattoir de poulets, pareil je savais le nombre de gars nécessaires à chaque poste.

Je me trompais jamais. Mais les abattoirs de poulets le problème c’est l’odeur. Mes vêtements cocotaient, c’est le cas de le dire, l’odeur collait à mes cheveux, à la peau, et ma femme gueulait que je puais le cadavre. Alors j’ai préféré la sécurité. C’est mieux payé aussi. J’ai huit enfants, faut les nourrir, et à la Noël les cadeaux ça y va. Sans parler de ma femme qui est plutôt du genre dépensière. Elle c’est les chaussures. Elle doit en avoir des milliers, je sais pas ce qu’elle en fait, à croire qu’elle les mange. Mais c’est pas le sujet.

Bon. Donc on roule. Pour 10 000 euros, je lui ai fait un forfait et mes cinq gars de soutien sont arrivés dans la demi-heure. Tous en Toyota turbo diesel vitres fumées. Pour la discrétion. C’est mieux que les Mercedes, je vous l’ai déjà dit ? Eh bien je vais vous avouer : j’ai bien senti l’affaire parce qu’en face ils étaient quatre gars costauds et armés.

Heureusement c’étaient des pros, pas des videurs à la retraite ou des gens du gardiennage, si vous voyez de quoi je veux parler. Ou les jeunes vigiles qu’ils vous filent en promo dans les agences d’intérim. Trois pour le prix de deux, tiens. Ah ceux-là, vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée : ils gâchent la profession ! Pas de nerf. Pas d’instinct du moment. J’en connais même qui font ça juste pour l’argent !

Pff… Sans même avoir la passion du métier. Et après, fatalement, il y a des bavures. Et après on parle d’eux dans les journaux section “faits divers”. Bon enfin c’est mon avis, pour ceux qui savent pas, tous les gens de la sécurité c’est du pareil au même hein ? Or moi j’ai pas peur de le dire : des jeunes pas chers, en promotion, avec des flingues, ça a le sang trop fougueux et il y a risque « d’incident qu’on regrette après ».

Au point de vue armement ça se valait. Ils n’avaient pas des Uzi comme je le craignais, mais des Smith et Wesson. Les nouveaux vous savez avec le viseur à boule chromée. Très joli au demeurant.

Quand les gars en face ont vu que nous étions plus nombreux ils n’ont pas insisté. On a juste hoché la tête en signe de compréhension. Si vous voyez ce que je veux dire.

Eux aussi ils ont reconnu en nous les pros.

Dans mes cinq employés (je suis classé artisan indépendant donc ils sont salariés mi-temps mais on s’arrange au noir pour les heures en extra) j’avais quand même, je vais vous dire, pas du “n’importe quoi” :

1) Mouloud : champion région Rhône-Alpes de kickboxing, catégorie mi-lourd s’il vous plaît. Depuis son opération de l’épaule il était opérationnel, même s’il avait le nez cassé et qu’il respirait plutôt par la bouche en faisant un bruit de taureau pas content.

2) Alberto : professeur-coach de musculation d’appartement dans le 16e monsieur (donc chez les riches, eux je peux vous dire qu’ils sont exigeants, ils veulent de la qualité de service). Lui, même s’il est plutôt gringalet, il connaît tous les muscles et les endroits où appuyer pour faire mal ou tuer. Faut pas l’embêter Alberto, en plus depuis peu il est cocu, ça le rend nerveux. Voire irascible. Voire incontrôlable. Mais moi je le contrôle.

3) Mokhtar : champion de karaté free style. Il est sorti de prison après avoir représenté et gagné avec l’équipe de karaté de sa cellule. Un match historique à ce qu’il paraît. L’autre en face, Mokhtar, il lui a brisé la main et cassé l’arcade. C’était pas beau à voir. Enfin j’y étais pas, ce sont des potes gardiens dans la prison qui m’ont raconté la boucherie. Alors moi aussi sec, le Mokhtar, je l’ai engagé à sa sortie.

4) Doudou, un voisin de ma maison de Vélizy, qui est juste une grosse brute et qui à cette époque venait d’être viré de son emploi de vigile dans un supermarché parce qu’il avait frappé un client. Par inadvertance, remarquez. Doudou est le seul vigile « pro » de mes relations. Quand on le connaît bien c’est plutôt un tendre, faut vraiment lui manquer de respect pour qu’il passe à l’acte. Et après il regrette. Et croyez-moi, lui il regrette. C’est le plus sensible de nous tous. Il est si sensible que des fois j’hésite à le faire venir, j’ai peur qu’il ait trop de remords.

5) Et enfin Freddo : champion de rugby intercommunal, mais ça compte pas, hein, comme référence dans notre métier. Par contre Freddo il a fait la guerre en Afghanistan monsieur, et il m’a dit que c’était pas beau à voir. Moi la guerre en Afghanistan on me l’a proposée, rapport à mon sens naturel de l’autorité et du self control. Vu que je venais de sortir de mon emploi dans l’abattoir à poulets et que j’avais des ambitions d’élévation sociale, j’ai hésité et puis on n’est pas arrivés à s’entendre avec les recruteurs sur les tarifs de mes prestations. Remarquez j’ai bien fait. Il paraît que là-bas, en Afghanistan, c’est que des montagnes, et le climat est plutôt frais. Il pleut beaucoup. Il neige. J’aime pas le froid. Même le ski j’ai jamais compris pourquoi ça intéressait les gens. On monte et on descend une pente jusqu’à se casser quelque chose. C’est dangereux. Faut être con. Autant jouer à la roulette russe, si on cherche les émotions autodestructrices. Même la luge ça m’inquiète. Sans vouloir vous raconter ma vie, tel que vous me voyez je suis né sur une plage de Méditerranée, même que mon père il était maître-nageur certifié par le ministère de la Jeunesse et des Sports de l’époque, alors mon truc c’est plus le soleil que le vent glacé d’altitude. Le froid ça me fait des rhumatismes. Alors l’Afghanistan, j’ai dit « non merci ». Surtout au tarif qu’ils me proposaient.

Donc dans l’appartement de Rambo, nos deux clients discutent. Et nous, avec les gardes du corps d’en face, on se toise en silence.

Mais si nous on se comprenait bien du regard, entre artisans de la sécurité, nos clients eux n’avaient pas l’air de se comprendre avec leurs bouches. Ils ont commencé à se dire des trucs pas gentils du tout. Puis des allusions personnelles pas sympas. Nous on mâchait nos chewing-gums pour se donner une contenance. Comme je m’en doutais, il y avait des histoires de femmes et d’argent entre eux. On n’écoutait pas mais quand même on va pas se boucher les oreilles.

Mon client, la célébrité de la télé, avait l’air d’avoir fait des grosses conneries. Très grosses même. Et au lieu de la jouer profil bas, il en remettait dans le genre arrogant au-delà du raisonnable. Comme s’il ignorait le passé de Rambo ou comme si ça ne l’impressionnait pas du tout. Il l’a traité de “petite merde” puis il a menacé de lui casser la figure avec ses potes (nous en l’occurrence). Je peux vous dire que là on mâchait fort le chewing-gum parce que casser la figure à Rambo ça n’avait pas du tout été négocié dans le forfait à 10 000 euros. Une insulte en entraînant une autre, un coup de poing est parti je ne sais même plus duquel des deux.

Ils ont commencé à se castagner : la célébrité de la télé contre le caïd kosovar… Ah monsieur, je me demande si l’entrée du Kosovo en Europe c’était vraiment une bonne idée…

Nous, les gars des deux camps, on se toisait toujours en faisant des petits “hum, hum” pour se donner une contenance. Des deux côtés je peux vous dire qu’on mâchait fort la gomme. Il y a des moments où elle a plus de goût, on mâche du plastique. Mais ni nous ni ceux d’en face on avait envie d’intervenir. Notre métier c’est le respect et la discrétion. Et puis pour nos clients… c’est leurs affaires après tout. Quand le mien a eu le dessus (peut-être à cause de ce qu’il avait sniffé auparavant), et qu’il a commencé à jouer de la tringle à rideau toute poisseuse et rouge, j’ai fini par lui retenir le bras et je lui ai dit qu’il fallait arrêter. Vous voyez, il me semble que, par simple déontologie, c’est notre devoir à nous, “artisans indépendants dans la sécurité”, de protéger nos clients de leurs propres “pulsions primaires”.

Parfois, surtout les gens célèbres, ils sont un peu comme… comment dire ? des “enfants capricieux”, et nous on a un peu le devoir d’être comme… comment dire ? des “parents raisonnables”, n’est-ce pas ?

Vous me comprenez, monsieur, hein ? Pour 10 000 euros nous devons aussi les aider à s’arrêter de taper à coups de tringle à rideau sur un type en sang et qui ne bouge plus. Même s’il est kosovar. Enfin il me semble.

C’est en quelque sorte la dimension “psychologique” du métier de la sécurité. Et c’est ça qui fait la différence entre nous les pros et les vigiles ou les videurs amateurs. La “dimension psychologique”. Donc je m’arrête de mâcher le chewing-gum et je l’invite à un peu de retenue. Dans le style : “S’il vous plaît, monsieur, il se fait tard, peut-être devrait-on y aller ?”

Le client, il m’a répondu aussi sec : “Toi, l’orang-outan, tu te mêles de tes fesses et tu me fous la paix sinon je te laboure la tronche pareil.”

Bon, moi je n’aime pas qu’on me manque de respect, mais en même temps c’est un client et il n’avait pas encore payé.

Alors tant pis, moi et mes gars (parmi lesquels des champions d’arts martiaux internationaux reconnus dans le monde entier je tiens quand même à vous le rappeler) on ravale notre fierté, et j’ai demandé juste une petite rallonge pour fermer ma gueule si vous voyez ce que je veux dire. 11 000. On a un peu parlementé, pendant que l’autre type, le Rambo, il était pas beau à voir. Quand je pense qu’il était dans le trafic d’organes de prisonniers serbes, eh ben là, je peux vous dire que les siens d’organes, ils étaient bons pour la vente par correspondance. Et comme au supermarché, encore. Tout était exposé, frais et luisant. Quand il s’est remis à bouger, il râlait en se tenant le crâne qui saignait partout. Lui aussi il va avoir des frais de pressing rapport à sa chemise blanche et à sa moquette claire. J’ai toujours pensé que les moquettes claires mieux vaut éviter, ça tache vite.

Le client et moi on continuait de parlementer pendant que le dealer continuait à faire des bruits d’évier avec les os de sa gorge. Finalement nous sommes arrivés à 12 000 euros. Je sais ce que vous allez me dire : c’est un forfait chérot, mais j’ai tenu compte du fait qu’il y avait quand même mes cinq gars superprofessionnels (dont Mouloud : champion région Rhône-Alpes de kickboxing catégorie mi-lourd, je vous le rappelle) qui devaient respecter la “clause de discrétion des artisans indépendants de la sécurité”. Et puis les assurances pour les Toyota noirs à vitres fumées faut les payer. Sans parler de l’essence qui n’est pas dans le forfait. Ce sont des diesels mais ça suce beaucoup comme modèle.

Après ça, le client s’est un peu calmé. Il a fouillé, il a pris un sac de poudre blanche qu’il a trouvé dans un tiroir. Il n’a pas attendu, il a sniffé un grand coup sur place. Il était comme une pile électrique. Je me suis dit : “Si ça continue il va oublier de nous payer.” Ça, ce n’est pas professionnel du tout, vous comprenez. C’est du manque de respect au-delà de ce qu’on peut supporter, nous les prestataires de la sécurité. Même si nous sommes des artisans indépendants.

Donc pas question de lâcher. Ensuite le client il voulait aller en boîte pour se “détendre”, comme il disait. Je sentais mal l’affaire.

Mais après tout, avec nous il avait moins de chances de faire des conneries qu’il pourrait regretter par la suite. On est comme des parents avec un gamin capricieux, je crois que je vous l’ai déjà dit.

On a donc accompagné cette vedette au New Paradise. Il devait être 2 heures du matin. Mais la drogue faisait son effet. Et en plus il s’est mis à boire. De la vodka. Sans glace. Et là-bas il a insulté les autres clients de la boîte, il a insulté les gens. Il y avait un petit jeune d’à peine 16 ans qui voulait un autographe, un simple admirateur, tout souriant, qui l’avait reconnu. Le petit jeune lui a dit : “Je ne vous rate jamais à la télé. Je vous adore. Vous êtes mon animateur préféré. Je peux avoir une dédicace ?” Alors mon client a juste fait une moue bizarre : “Ah ouais ?” et toc il lui a donné un coup de tête dans le nez, et il a ricané : “Tiens, la voilà ma dédicace. Moi non plus je ne te rate pas, connard.” Le nez a éclaté aussi sec. Je crois que c’est son truc à lui, casser le nez. Il doit aimer le bruit.

Là, notre travail à nous, professionnels de la sécurité, c’est de bien vérifier qu’il n’y ait pas de photographe.

Et s’il y en a, hop, on confisque aussitôt les appareils. C’est dé-ter-mi-nant. Là on ne rigole plus. Mais alors plus du tout. Notre hantise ce sont les paparazzi. Eux vraiment ils me débectent. Vous voulez que je vous dise, monsieur ? Ce sont des sales gens qui font une sale profession. Ah, il faut se méfier de ces serpents ! Une seule photo compromettante peut vous ficher en l’air une réputation et une carrière de star. On peut tout faire pour s’amuser, mais s’il y a une seule photo le client ne peut plus nier, hein ? Même s’ils ont un avocat très cher qui explique que c’est photoshop, et que la photo est truquée, on voit bien quand c’est vrai et quand c’est faux. Heureusement il n’y avait que des gens qui voulaient faire des photos avec leur téléphone mais là la qualité n’est pas bonne. Même s’ils mettent 3,2 mégapixels, en fait, sans flash, nous on sait que ce sera flou. Même avec les nouveaux modèles. Ils pourront pas la vendre aux journaux à scandale.

Donc notre client n’était pas calmé. Comme un serveur lui a fait une remarque sur le fait qu’il devait attendre comme tout le monde pour avoir une autre bouteille de vodka, il a commencé à gueuler qui il était, qu’on lui parlait pas sur ce ton et qu’il fallait qu’on le serve tout de suite sinon il allait y avoir du grabuge.

Un type de la télé, qu’on voit tout le temps et que tout le monde adore, je vous jure, monsieur, si je vous disais le nom, vous me croiriez pas. Un type issu des banlieues comme nous. Un type qui a été un gentil petit gars sympa, vous voulez que je vous dise, ma grand-mère connaît sa grand-mère, on était dans le même HLM à Malakoff tous les deux. Incroyable, hein ? Je vais vous faire rire, mais si j’avais été plus ambitieux, j’aurais pu moi aussi être à sa place. Durant les fêtes de famille, sans me vanter, je fais bien rire, on m’appelle : “le nouveau Coluche”.

Et puis maintenant lui, avec ses milliards, il ne se rend plus compte de rien. C’est juste un gosse capricieux avec un masque de type souriant. Enfin, à la télé. Vous l’avez vu dans son émission pour les orphelins des accidents de la route ? Il était si touchant. Même moi, si je ne l’avais pas vu de mes yeux vu en train de battre ces filles à l’arrière de ma Toyota, eh bien j’aurais cru que c’était un type formidable. On est naïfs, monsieur.

Remarquez, c’est peut-être à cause de la cocaïne. Moi je dis que la drogue, c’est pas bon pour la santé. Mais c’est un point de vue personnel, n’est-ce pas ? Respect et discrétion. Nous n’avons pas à nous mêler des choix de vie des gens, hein ? Le client il fait ce qu’il veut. Et puis même s’il est star, les serveurs quand ils ont vu comment il était désagréable, qu’il pinçait méchamment les fesses et les seins des gogo-girls, ils lui ont servi le whisky dans des verres sales. Et sans glaçons. Les serveurs, je les soupçonne même d’avoir craché dans la sangria aux fruits, parce qu’il y avait des fruits qui ressemblaient un peu trop à des huîtres, si vous voyez ce que je veux dire. C’est leurs représailles à eux, les petites gens, quand on leur manque de respect, ils se vengent. Et même pour nous qui étions avec la star, quand on a passé nos commandes (pas d’alcool bien sûr mais des cafés), ils nous les ont apportés en retard. Les cafés étaient froids. Et sans sucre. C’est injuste monsieur, nous sommes punis pour les maladresses des autres.

Du café froid sans sucre ! Je ne mens pas, monsieur, les autres pourront vous le dire. Alberto, Mouloud, Mokhtar, Doudou, nous étions écœurés ! Ces petites lopettes de serveurs… les petits cons… enfin, moi j’ai trouvé ça pas professionnel du tout. Normalement on doit servir tout le monde sans distinction. Ils étaient peut-être racistes, remarquez. On n’a rien dit évidemment mais bon sang j’ai entendu les poings se serrer à s’en faire craquer les jointures chez mes collègues de travail.

Mais nous sommes restés pros. Par contre, sous l’effet de la coke, notre client a frappé une stripteaseuse. Il l’a même, vous me croirez pas, il l’a mordue à la fesse. Jusqu’au sang. Lui, c’est pas le chewing-gum qui le détend. C’est la fesse de danseuse. Quand la fille lui a retourné une gifle il a voulu tout casser au New Paradise. J’ai fini quand même par l’arrêter et quelqu’un a beuglé que la police arrivait. Rapport à ce qu’il y avait un début d’incendie, que je sais même pas comment il a démarré, probablement une bougie renversée durant l’échauffourée… Enfin nous sommes gardes du corps, pas pompiers. Pour le coup on a “un peu forcé” notre client à dégager par la sortie de secours. On commençait à en voir marre. Alors on l’a accompagné au distributeur le plus proche. On ne prend pas les chèques. Dans le passé on a eu beaucoup de chèques en bois. On voit de tout dans ce métier. Nous sommes des artisans, on n’est pas à l’abri des gens “malhonnêtes”. Même célèbres. Lui, la vedette, il avait une carte à haut débit, ça lui a permis de sortir 18 000 euros d’un coup. À sa décharge, il était pas avare. Il nous a même laissé un pourboire : « Tiens l’orang-outan, et voilà aussi pour tes macaques derrière », il a lâché en jetant l’argent par terre.

Nous des artisans de la sécurité entendre ça ! Enfin on a ramassé les billets.

Ah, je peux vous dire, monsieur, sauf votre respect cette soirée je m’en rappellerai. Par la suite, cette grande vedette, je suis sûr que vous n’en reviendriez pas si je vous disais le nom, parce qu’il est quand même l’un des types les plus aimés des Français, hein, il nous a rappelés pour une autre virée nocturne. Avec ses copains rapeurs en plus. Je déteste le rap. Moi ce que j’aime c’est la variété française. Surtout monsieur Charles Aznavour. Ah ! Aznavour, ça c’est de la vraie musique. Mais le rap ! Peuuh ! Et ces types, les rapeurs, ils sont encore pires que tout. Si je vous disais ce que mes collègues m’ont raconté sur les clients rapeurs, vous n’en reviendriez pas. Ils sont encore pires que lui.

Bon, donc, je lui dis non ça ne m’intéresse pas. Alors il me dit 1 000. Je lui dis 5 000. C’était pour une “garde rapprochée armée avec possibilité de coups de poing” rapport à un animateur concurrent avec lequel il avait eu des problèmes à cause d’une fille dont ils étaient tous les deux entichés. Une Italienne avec des gros seins. Je lui dis 4 000. Il me dit 1 500. Je lui dis 3 000. Il me dit 2 000. Et là vous savez pas ce qu’il me sort : “Dis donc, l’orang-outan, tu as monté tes tarifs ?”

Moi, j’ai ma dignité, monsieur. Je lui ai dit : “C’est 3 000 et j’irai pas en dessous.” Et lui vous savez ce qu’il m’a répondu ? Non mais, on croît rêver, en plein XXIe siècle, entendre ça, excusez-moi, monsieur, c’est l’émotion, eh bien il m’a répondu : “C’est 2 000. Je monterai pas d’un centime.” Alors j’ai dit : “2 500.” Et il a dit : “Va te faire foutre, espèce de connard.” Et là j’ai insisté : “2 500 j’irai pas en dessous.” Et lui il a clamé : “2 000 j’irai pas au-dessus.” Eh bien, je lui ai dit, à ce client célèbre qu’il s’adresse à d’autres agences de sécurité. J’ai ma dignité, monsieur. Dire que je le croyais généreux ! Et pas avare ! Et là, il avait complètement changé. Il mégotait. Peut-être qu’entre-temps son audimat avait baissé. Mais nous on n’a pas à en tenir compte. Sans parler qu’avec un client comme ça c’est un coup à être grillé dans toutes les boîtes de nuit (déjà au New Paradise, j’ose à peine y revenir depuis qu’ils ont terminé les travaux suite à l’incendie qui a pris sur tout l’arrière de la boîte. Remarquez il paraît que c’est encore mieux maintenant avec des tentures rouges ignifugées.) Je veux bien prendre des risques mais pas pour 2 000. 2 500 à la limite extrême. Pas moins. Sans parler que je ne veux plus avoir des problèmes avec la police, parce que là, dans ma petite structure artisanale, on est limite-limite. Après, notre licence elle peut sauter. Il faut pas plaisanter avec ça. Je suis inscrit chez les artisans indépendants et je pense qu’il ne faut pas déconner avec la déontologie. Je suis donc écartelé entre les demandes des clients et la déontologie générale de la profession. Ah… si vous saviez.

Mon problème c’est la volatilité des clients. Vous voyez, on est engagés sur des coups, un peu comme les plombiers qui viennent pour des fuites. Moi, mon rêve, ce serait d’avoir un job régulier, à heures régulières, comme un travail de fonctionnaire vous voyez ? Mais dans la sécurité quand même. Avec le petit côté aventure et le petit côté “voiture-flingue-copains-sportifs-de-haut-niveau” qui font le charme de cette profession. Un job à salaire et à horaires réguliers ça rassurerait ma femme et mon banquier. Je ne serais pas obligé d’accepter n’importe quoi pour combler mes fins de mois et rembourser notre pavillon de Vélizy. Un coin charmant au demeurant. Vous connaissez Vélizy ? J’ai aussi depuis peu une piscine, et alors ça, à l’entretien, je vous dis pas, il faut passer des produits, faire venir des types pour déboucher les canalisations qui sont toujours pleines de poils et de cheveux. Donc j’ai pris mon courage à deux mains, et j’ai refusé. Je lui ai lancé tout net ce que je pensais : “2 500, j’irai pas en dessous” mais d’un ton ferme vous voyez. Qu’il comprenne bien à qui il avait affaire. Et là j’étais déterminé à ne pas céder.

Et puis, en dehors de la déontologie, avec ce genre de client “spécial”, on a des “faux frais”.

Pour la Toyota par exemple vous voyez les taches de sang des filles, elles partent plus, ça fait mauvais genre pour les autres clients. Vous les voyez, elles sont là. Et puis il y a une petite odeur de vomi. Même avec les trucs parfumés à la lavande provençale, elle n’arrive pas à disparaître, cette odeur ignoble. Vous sentez ?

Donc 2 500. Pas moins. Il m’a répondu : “Hé ! T’es sourd bourrique : 2 000 rien de plus !”

“Bourrique ?” Moi un père de famille, artisan, avec huit enfants et une piscine. Sans parler des chiens. J’ai des bergers allemands, je vous en ai parlé ? Croisés avec des bergers belges. Et puis il y a ma femme. Qu’est-ce qu’elle aurait pensé de moi si je me dépréciais trop ? Non, tant pis j’ai préféré renoncer à cette prestation.

Vous voulez que je vous dise ? Eh bien maintenant, quand je le vois à la télé cet animateur ultracélèbre (dont je ne peux pas vous dire le nom, mais vous n’en reviendriez pas si je vous le disais), eh bien quand il passe : je change de chaîne. C’est ma petite vengeance. Même si c’est encore moins intéressant sur les autres chaînes avec tous ces trucs de bastons américains ultraviolents répétitifs.

Il m’a quand même traité de bourrique !

Vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée ? Avec le recul je me demande même s’il me respectait vraiment. »

Paradis sur mesure
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